Imaginez que l’on vous propose d’investir dans une enseigne qui a comme politique commerciale l’interdiction de l’entrée libre des clients dans ses magasins et qui leur imposent des files d‘attente dignes de celles de l’union soviétique des années 20 ? Si de surcroît cette enseigne annonce vendre des produits textiles chers, sans grande originalité, avouez que votre enthousiasme sera aussi grand que celui de Gérard Depardieu devant un repas végane hypo calorifique !
Et bien vous auriez tort, car vous serez en présence d’un ovni hyper rentable du retail : la marque SUPREME. Installée à Paris depuis mars 2016, SUPREME provoque un étonnant cocktail associant culte fou de ses clients et regards médusés des riverains.
Exemple passionnant de création de valeur et de disruption commerciale, cette marque, peu connue des adultes mais pourtant culte parmi les ados, a pris l’exact contre-pied d’Abercrombie & Fitch.
Rappelez-vous, en 2011 les clients s’y précipitaient car l’expérience était inédite. On faisait la queue pour rentrer dans leur concept clair-obscur aux allures de discothèque. Avec une ouverture massive de magasins dans le monde, Abercrombie & Fitch a tué la poule aux œufs d’or. Les queues de clients impatients ne sont plus qu’un lointain souvenir et avec un chiffre d’affaires en recul d’un milliard de dollars US depuis 2012, la marque connait de très sérieuses difficultés et ferme 7 de ses flagstores.
SUPREME a pris l’exact chemin inverse. Née, il y a 28 ans, la marque iconique lancée par James Jebbia n’a jamais renié ses valeurs et sa culture skate. Ella a su maintenir le précieux atout qu’est la rareté et a su entretenir le mythe de l’exclusivité. Les magasins, dont le nombre a été limité à douze dans le monde, ne sont accessibles qu’au prix d’un improbable parcours client entièrement contrôlé par la marque.
Pour avoir accès au « drop du jeudi », le réassort hebdomadaire, il fallait d’abord faire la queue dans un autre arrondissement, parfois pendant plusieurs heures. Là, des centaines d’ados se retrouvent pour recueillir le graal : un horaire de passage. Ces rassemblements sont devenus des expériences sociales où les jeunes se rencontrent, échangent des informations et montrent leurs dernières trouvailles. Ce sont de véritables forums de rencontres et de mobilisation qui font écho à la communication de la marque, très active sur les réseaux sociaux.
Suite à la crise sanitaire l’accès au drop se fait maintenant via un parcours informatisé : le client désireux doit se rendre sur le site dédié le mardi midi précisément afin de s’inscrire au tirage au sort. L’accès au site est fermé dès que la capacité maximum d’enregistrement est atteinte. Les heureux élus reçoivent ensuite un sms avec leur créneau du jeudi – non modifiable, non transférable et sous obligation d’une ponctualité minutieuse et de la présentation de sa carte bleue personnelle.
En organisant la rareté, Supreme a réussi à entretenir et à développer la valeur de sa marque. Dans le même esprit regardez comment Apple parvient à mobiliser ses clients. Au lancement d’un nouveau produit de la marque à la pomme, vous pouvez être certain qu’il sera introuvable ou au mieux indisponible dans la version précise que vous recherchez. Dès lors le client, placé dans un état de frustration positive, engagera du temps et mobilisera son réseau pour savoir où et comment acheter le produit désiré. Le tour de force de ces marques est d’avoir réussi à transformer le consommateur passif en fan et en ambassadeur.
Les interrogations subsistent néanmoins. Est-il bien décent d’organiser sciemment des files d’attentes ? Quel sera l’avenir d’une marque qui manipule les jeunes sous couvert de chasse aux trésor ? Je pense qu’il convient de rester prudent sur les conséquences à moyen terme de ce type de stratégie de différenciation.
En revanche, cet exemple nous enseigne que la création et le développement d’une communauté réunie autour de valeurs constitue un capital essentiel. On peut toujours discourir du choix et de la pertinence des valeurs partagées : elles peuvent être esthétiques, technologiques, éthiques, nationales ou régionales. Elles permettent de fédérer et d’embarquer autour de leur application une communauté vivante qui associe clients, collaborateurs, freelancers, médias, influenceurs et de façon générale les institutions privées ou publiques.
L’analyse comparée des stratégies de SUPREME et d’Abercombie & Fitch nous rappelle combien il est important de rester congruent et fidèle avec son positionnement. La diffusion de masse n’est pas compatible avec un positionnement de prix élevé si elle n’est pas légitimée par une différenciation effective des produits et services.
A l’inverse, en adoptant une stratégie de croissance mesurée et maîtrisée, SUPREME s’est donné les moyens de respecter son identité et son positionnement. Quiconque l’oublie risque à son tour de tomber dans l’oubli.